Pakito Bolino,
La virtuose spontanéité du trait

Le rapport de Bolino à la posture d’artiste est complexe : « Moi, je ne suis pas un artiste, je suis un terroriste, ça n’a rien à voir !… » Ainsi s’exprime sa défiance radicale vis-à-vis de l’art institutionnel, dont il juge les instances de validation arbitraires et responsables d’une déplorable domestication de l’art. Terroriste graphique qui ignore superbement les instances officielles, Bolino n’en est pas moins un artiste, ou, dans la lignée ouverte par Dada, un anartiste, indépendant de l’institution art, voué à un art inséparable de la vie.

Attirer l’attention sur l’exceptionnelle qualité des dessins originaux de Bolino, tel est l’enjeu de cette exposition rétrospective.

Leur puissance auratique est en partie alimentée par les conditions de leur réception : leur unicité, leur rareté pour les plus anciens (n’étant au départ qu’un travail préparatoire en vue de ses éditions, l’artiste ne se souciait pas de leur conservation après usage, et la plupart d’entre eux finissaient à la corbeille), ainsi que leur inscription progressive dans une histoire complexe, celle de l’œuvre de Bolino et, à une échelle plus large, des arts undergraphiques à la charnière des xxe et xxie siècles. Mais leur intensité provient en premier lieu de leur matérialité propre, inséparable de leur caractère expressif. Ce que Jacques Noël résumait dans une suggestive formule : « Quand je regarde tes dessins, j’en ressens les morsures »…

Ils portent l’urgence du trait noir à l’état naissant. La technique, volontairement brute, favorise les accidents de l’encre, avec lesquels joue Bolino pour produire des effets de matière inattendus. Il s’inscrit en cela dans la lignée du heta-uma, initiée au Japon dans les années 1970 par Teruhiko Yumura, alias King Terry, et perpétuée en Occident, notamment par Bruno Richard et Gary Panter, adeptes d’une « façon magnifique d’être mauvais ». Le trait de Bolino évoque aussi le travail des expressionnistes allemands, qui l’ont beaucoup marqué dès sa jeunesse, en particulier George Grosz, dont le trait « viscéral » le fascinait, autant que celui de Caro, artistes indissociables pour lui des « musiques sales et primitives » chères à son cœur.

« Je dessine pour me défouler, je dessine comme quand je fais du bruit avec une guitare ou n’importe quel instrument. C’est du bruit graphique. »

Au fil des années, Bolino a développé une virtuosité du trait, tout en veillant à ne pas perdre la saveur brute des origines, préoccupation principale de toutes ses expérimentations artistiques. Manifestations les plus immédiates de sa recherche obstinée de spontanéité, les dessins de Bolino méritent d’être appréhendés dans leur existence autonome. Le fait est qu’ils tiennent par eux-mêmes : ils ne manquent de rien.

Cette virtuosité du trait brut est inséparable d’un contenu extrêmement puissant. Elle exprime un monde convulsif, saccadé, frénétique, où s’entrechoquent à grande vitesse les forces exacerbées d’Eros et de Thanatos. Si un dessin, de manière générale, est censé fixer le geste de l’artiste, ici tout se passe comme s’il bougeait encore. L’énergie fixée continue de vibrer, de rayonner, d’irradier : des dessins radioactifs.

Il y a chez Bolino du romantisme noir, décalé et grotesque, traversé d’énergie punk et d’humour non moins noir, ravageur. Telle est la ligne de son monde où il recycle en Grand Inquisiteur graphique une multitude d’images hétéroclites qu’il triture et déforme, en leur faisant subir ce que l’on pourrait appeler la torture par le trait à la plume.

Xavier-Gilles Néret